Pour répondre à l’invitation et faire face dignement à toutes les adversités, esthétiques, éthiques, politiques qui tourmentent à la fois l’artiste, la femme, l’autrice, la metteuse en scène, la directrice de compagnie, la contribuable, la pédagogue, la citoyenne, c’est toute une assemblée qu’il me faut convoquer ici — laquelle prendra ici la parole ? J’appelle Michaux à ma rescousse, il est catégorique :
— MOI n’existe pas. « MOI n’est qu’une position d’équilibre. »
— OK Henri, je remonte sur le fil, je me mets en mouvement, le vide de chaque côté, et je convoque ici mon assemblée ; une assemblée hétéroclite, bariolée, construite au fil du temps au sein de cet espace nommé ici théâtre public, dans lequel je vis et pratique mon art. Une assemblée constituée d’une foule de moi, de mes moi accomplis à mes moi frustrés, en passant par mes moi spoliés et mes moi en devenir, avec la certitude d’en oublier fatalement quelques-uns au passage. Avec l’espoir aussi qu’en les éparpillant ainsi, ils disparaissent tous, pour laisser place à quelques manifestations de la pensée, née du frottement fertile des émotions et réflexions, précipité d’une existence entièrement absorbée, consacrée, engagée, confondue, pour le pire et pour le meilleur, avec l’art qui m’occupe dans tous les sens du terme — l’art théâtral dans toute sa complexité, qui m’habite, me hante, me squatte, et ne m’a jamais désertée — cet art-là, qui m’a choisie.
Aussi, cher lecteur, chère lectrice du siècle 21, permets que je te présente quelques-unes de celles qui grouillent sous la page :
Celle qui pourrait passer sa vie à regarder la mer.
Celle qui a besoin d’action.
Celle qui a besoin d’urgence pour créer.
Celle qui a besoin de temps pour créer.
Celle qui a besoin qu’on la désire pour créer.
Celle qui a besoin qu’on lui foute la paix pour créer.
Celle qui a besoin des autres pour créer.
Celle qui a besoin de solitude pour créer.
Celle qui s’endort quand elle s’ennuie au théâtre.
Celle qui se souvient toujours de ses rêves.
Celle qui rêvait d’habiter dans un théâtre.
Celle qui a dû apprendre à vivre, respirer, concevoir, et penser le théâtre hors des théâtres… Car le théâtre
public en France est ainsi fait, les artistes ne font qu’y passer, par intermittence.
Je parle donc de là, d’une vie d’artiste française Sans Théâtre Fixe, une STF en transit entre deux théâtres publics, ces institutions. C’est de là que je regarde le monde, de là que je le pense et l’éprouve, de cet équilibre définitivement précaire. Et de tous ces moi éparpillés convoqués plus haut, j’aimerais n’en laisser aucun
devenir chef de tendance, sous peine de m’appauvrir et de m’asphyxier.
Aussi, cher lecteur, chère lectrice du siècle 21, permets que ces quelques éclats de pensées, telle une constellation éphémère, soient séparés sur la page par des petites étoiles, ainsi :
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Pour que ça respire.
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Et qu’il faut respirer face à l’adversité.
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Respirer pour oxygéner la pensée.
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Oxygéner le corps.
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Parlons-en du corps.
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Les artistes ont un corps.
Un corps mortel.
L’institution n’a pas de corps.
L’artiste travaille à sa propre survie, à celle de son art, à celle de son corps.
L’institution aussi travaille à sa propre survie.
Et nous cohabitons au sein du même espace, indéfectiblement liés, pourtant soumis à des temps et rythmes si différents, des échéances et des nécessités souvent contradictoires, temps courts, temps longs, temps incompressibles, temps administratifs, temps subjectifs, temps comptables, temps poétiques. — Ici surgit la question des temporalités.
adversité 1 – nos temporalités
Méditation sur le temps et l’argent.
Les temporalités de l’artiste correspondent rarement à celles des institutions théâtrales, et c’est au premier de s’adapter aux secondes. Pas le contraire. J’appelle ici institutions théâtrales l’ensemble des scènes et théâtres publics, ainsi que l’ensemble des dispositifs de l’administration culturelle auxquels les artistes s’adressent pour pouvoir vivre, créer, produire, diffuser, etc., bref, exister. Une adversité massive : les différentes temporalités, autrement dit le rapport au temps.
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Il y a vingt ans, alors que s’affirmait ma trajectoire d’autrice-metteuse en scène, j’écrivais crânement dans mes dossiers artistiques : « Habiter le présent est mon seul projet. » C’était vrai il y a vingt ans. C’est toujours aussi vrai, mais je crâne moins. Entre-temps, j’ai compris qu’il fallait rassurer l’autre en face. J’ai appris à faire des notes d’intention précises et imagées, à nommer et partager mes rêves, mes projections, à écrire des pitchs attrayants et suffisamment ouverts pour ne pas m’enfermer dans un sujet clos, pour que l’écriture reste une aventure, pour que l’inattendu surgisse, pour continuer de trembler quand j’écris — trembler, comme une feuille au bout d’une branche. J’élabore des stratégies, plus ou moins efficaces, avec l’impression d’être toujours en retard tandis que les vrais stratèges du théâtre public ont au moins trois coups d’avance, savent déjà ce qu’ils vont monter dans deux, trois, quatre ans — il y en a même qui ont des plans quinquennaux (un énarque dissident dit que « la France est une Union soviétique qui a réussi ».). — Comment fait-on pour savoir quel sera son désir dans trois ans et où en sera le monde qui nous traverse ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur 1, et quelle nécessité s’imposera à nous ?
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Confusion entre planification et projection.
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Je n’ai toujours aucune pièce d’avance, rien dans les tiroirs, et plein de désirs et de projets qui ne demandent qu’à naître. Je continue d’écrire au présent. J’ai besoin de la confiance de mes partenaires et qu’ils me suivent sur une note d’intention, un désir, une vision. Pas évident. Moins rassurant pour les producteurs/programmateurs que le Brecht, le Koltès, ou l’adaptation d’un roman célèbre qu’on prévoit de monter dans deux saisons (je ne parle même pas de la fameuse pièce du répertoire « revisitée » qui trouvera toujours sa place).
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Confusion entre projet et planification.
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Il faut du temps pour imposer l’inédit dans nos théâtres publics.
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« Le temps méprise ce qui se fait sans lui. » Proverbe chinois. Ma dernière création française tourne depuis sept ans — le temps est son allié.
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Ceux de mes spectacles qui ont tourné le plus longtemps sont ceux qui ont eu le temps de se poser quelque part et de se jouer dans des séries. Les séries redonnent une part de pouvoir aux spectateurs et spectatrices, elles laissent le temps du bouche-à-oreille. Et quand le bouche-à-oreille est bon, les programmateurs le savent, et viennent aussi. — Il y a de moins en moins de séries, paraît-il. — Pourquoi ?
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Hormis le phénomène dynamique que peut créer une série, pour rencontrer les vrais destinataires de nos créations, c’est-à-dire les spectateurs et spectatrices, nous dépendons totalement des programmateurs. Ce sont ces derniers qui dessinent le paysage théâtral public. Pas les artistes.
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— Comment devient-on programmatrice ? me demandait il y a peu une jeune femme, stagiaire dans un festival de théâtre public, étudiante en master de gestion des entreprises culturelles.
— Bonne question, lui ai-je répondu.
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VENDRE ET ACHETER DES SPECTACLES, ÇA NE PEUT PAS ÊTRE ÇA LE PROJET !
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« Habiter le présent est toujours mon seul projet. » Que s’est-il passé en vingt ans ? Entre-temps, j’ai compris que respecter et faire respecter mon propre rythme et mon temps d’artiste était la chose la plus difficile au monde. Quant à l’imposer, mission impossible, sauf à avoir des moyens de production conséquents — le fameux proverbe, le temps c’est de l’argent, rampe sournoisement sous le sujet qui nous occupe, entendez-le ricaner sous la page, hé hé hé…
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L’argent reste tabou dans le théâtre public français (SORTEZ LES BUDGETS !!!).
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Certains, certaines (certaines plus que certains) font dix ou vingt spectacles avec le budget d’un seul (SORTEZ LES BUDGETS GENRÉS !!!).
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L’argent achète le temps. Dans le théâtre public, comme ailleurs. L’argent achète beaucoup de choses. Dans le théâtre public, comme ailleurs. Mais pas tout.
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Une chose précieuse que le théâtre public me permet : travailler avec des interprètes de grand talent, formés dans des écoles publiques de grande qualité, des interprètes qui portent haut l’art de l’acteur, et inconnus du grand public. Pouvoir faire de telles distributions, sans contraintes ni considérations marchande, en toute liberté, et être respectée pour ça par mes partenaires, voilà entre autres ce que le théâtre public permet. Merci le théâtre public.
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Le théâtre public, par définition non rentable, échappe par nature aux règles comptables du marché. Pour autant, il n’échappe pas à ses travers, à ses hiérarchies, à ses systèmes de valeur, à ses mécanismes, et loin d’en dynamiter les règles et d’en inventer d’autres, il les reproduit en partie : concentration des richesses et des
moyens, productivisme, gaspillage, mises en compétition des artistes entre eux, etc. On n’échappe pas si facilement au système dominant.
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Quand j’ai débuté comme actrice, dans un théâtre public implanté en banlieue à l’époque couleur rouge, les écarts de salaires dans la distribution étaient énormes, de 1 à 6. J’étais toute jeune, j’avais un petit rôle, 7 000 francs par mois, le smic à l’époque. Allez, on multiplie par 6 pour savoir ce que gagnaient les autres et on convertit en euros. Ça me choquait mais je n’en parlais pas. On n’en parlait pas. L’équipe s’entendait bien, on allait dîner ensemble après le spectacle, place de la République, j’adorais ça, on rencontrait des acteurs et des actrices que j’admirais, qui jouaient de grands rôles sur des grandes scènes du théâtre public parisien, et qui s’asseyaient à notre table. Je me sentais soudain appartenir à la grande famille du théâtre public. Je prenais une soupe à l’oignon (le plat chaud le moins cher) pendant que mes collègues prenaient une bonne bavette (c’était au siècle dernier). Un d’entre eux m’invitait souvent. Ces soirs-là, je regrettais après coup de n’avoir pris qu’une soupe à l’oignon.
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« Habiter le présent reste mon seul projet » parce que le présent est un espace infini, sans cesse renouvelé, et qu’il est le seul temps qu’il nous est donné de vivre — c’est aussi le temps du théâtre.
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En 2020, il y a eu un gros bug dans la planification. Le Temps s’est rappelé à nous comme une donnée aussi massive qu’énigmatique. Il nous a rappelé que nous n’étions pas ses maîtres. Je me suis soudain sentie moins seule. J’ai goûté ce temps où un monde s’est arrêté et a mesuré la durée de chaque jour, au présent. Où nous avons individuellement et collectivement pu mesurer le différentiel entre le temps des horloges et le temps subjectif, le temps intime. Celui dont chacun, chacune aurait régulièrement besoin pour reprendre le contrôle de sa vie et de ses désirs. J’ai retrouvé le sommeil, et la sensation d’être toujours en retard a disparu.
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Question : pourquoi les institutions théâtrales ne s’adaptent-elles pas ou si mal aux temporalités des artistes et à leurs rythmes ? Sans malice aucune, je suis certaine qu’elles ont leurs raisons. Quelles qu’elles soient, bonnes ou mauvaises, elles sont rarement clairement énoncées. C’est pourquoi il me semble bon de
reposer la question de temps en temps : — Pourquoi ?
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Anecdote : au siècle dernier (le no 20), un ami, administrateur d’un grand théâtre public très bien doté, a souhaité le quitter pour cette raison même : son incapacité à répondre à ce qui surgit, son incapacité à être au présent. Dans le théâtre où il travaillait, il avait l’argent, le lieu de création, de diffusion, autant dire
tout, mais il avait la sensation que le présent échappait sans cesse à l’esprit des lieux. Il est parti vers le cinéma, une autre aventure, où le rapport temps/argent se tricote autrement.
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Nous sommes plusieurs, artistes et directions de lieux publics, à avoir pensé, imaginé, envisagé, rêvé un jour à la possibilité de garder, dans le temps d’une saison, un espace vide dans la programmation, un espace-surprise, un espace-temps accueillant qui puisse permettre, voire provoquer, une spontanéité, un surgissement possible. Si beaucoup en ont rêvé, à ma connaissance personne n’est parvenu à le faire. La planification semble un idéal indépassable (certains lieux programment leurs saisons deux, trois ans à l’avance). Pendant la pandémie, éprouvés par l’incertitude et l’imprévisibilité, traumatisés par les annulations en série, des responsables de lieux ont fabriqué leur programmation par trimestre. C’était périlleux, certes, mais une forme de vitalité semblait surgir de ce péril.
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J’ai une bonne nouvelle : LA DÉCENTRALISATION CULTURELLE, ÇA MARCHE ! Si ma grand-mère voyait tout ce qui se passe aujourd’hui dans son village natal (département du Lot, région Occitanie, grande ruralité) : résidence internationale de plasticiens. Et dans le village voisin : festival international de cinéma, cinéma de verdure, saison culturelle, salle de spectacles toute neuve, danse, théâtre, résidences d’artistes, etc. Si ma grand-mère voyait aujourd’hui ce petit pays qu’elle a dû quitter il y a un siècle, quand ces terres si belles mais trop pauvres poussaient ses habitants vers les villes, sûr qu’elle serait épatée aujourd’hui. Sûre qu’elle serait heureuse, et fière de ce que l’argent public a pu offrir à ces villages. Moralité : quand il y a un vrai projet de société, des gens intègres et convaincus pour le porter, le temps long, ça marche plutôt bien.
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Le présent est un temps exigeant. Un temps paradoxal : il faut une certaine qualité de temps pour être au rendez-vous du présent.
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Le théâtre public a son vocabulaire et ses concepts. Depuis quelque temps, le terme émergence envahit les pages, éditos, programmes, cahiers des charges, etc.
Plusieurs scènes et lieux publics se vouent exclusivement à l’émergence. J’ai émergé il y a vingt ans, comme on dit au pays des icebergs. Où suis-je aujourd’hui dans le paysage ? Dans quelle mer arctique, antarctique suis-je en train de flotter ? Autrement dit, dans quelle case me case-t-on ? J’ai un parcours, un chemin, des fidélités, la confiance des interprètes, des concepteurs et conceptrices, de nombreux signes de reconnaissance, du public (voir chapitre « série-bouche à oreille »), de mes pairs, de l’administration culturelle, de la presse, en France et à l’étranger, une maturité dans ma pratique et mon travail, je me débrouille aujourd’hui avec un conventionnement de 50 000 euros par an que je reçois depuis quatre ans, pas mal pour certains, peanuts pour d’autres (il y a des gueux et des nantis dans le théâtre public, voire plus haut chapitre « soupe à l’oignon »). Où suis-je ? Où flotté-je ? Une curiosité malsaine me fait ouvrir le dictionnaire au verbe émerger. Le dictionnaire est formel : on utilise le verbe émerger pour des objets ou des phénomènes, pas pour des personnes. Je tombe sur son antonyme : plonger, couler, disparaître… HORS DE QUESTION ! REGARDEZ-MOI ! JE SUIS VIVANTE ! J’ÉMERGE À CHAQUE INSTANT ! ENTENDEZ-MOI ! JE NAIS, RENAIS, ME DÉPLOIE, ME DÉCOUVRE À CHAQUE NOUVELLE CRÉATION ! JE SUIS COMME ÇA MOI ! UNE RADICALE ÉMERGENTE ! UNE ÉMERGENTE RADICALE ! UNE VIVANTE ! HABITER LE PRÉSENT EST MON SEUL PROJET !
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Quid du parcours des artistes ?
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En mai 2021, par l’entremise de ma traductrice italienne, je reçois un mail du Théâtre national de Gênes : pour commémorer artistiquement les événements du
traumatique G8 2001, le nouveau directeur crée un G8 culturel à Gênes à l’automne 2021. Il passe commande à un auteur ou une autrice par pays du G8, plus l’Union européenne ; neuf dramaturges internationaux pour neuf spectacles, qui seront montés à Gênes, en octobre 2021. Une aventure collective et individuelle, unique. Un rendez-vous décoiffant au sortir de la pandémie. C’est dans ce cadre qu’on me propose d’écrire et mettre en scène une pièce d’une heure. Elle doit être prête pour la traduction fin juillet, je dois pouvoir être à Gênes dès septembre pour les répétitions.
Nous sommes le 11 mai.
Le temps est très court.
La tentation est grande mais les délais semblent impossibles à tenir.
On me redit avec élégance le désir que je participe à cet événement.
On me parle avec acuité de mon écriture et de mon travail.
On m’offre une somme décente pour l’écriture, une autre pour la mise en scène, un théâtre en ordre de marche pour deux semaines de répétition, une assistante
bilingue. Je peux choisir trois interprètes italiens, je pourrai venir avec deux personnes de mon équipe, une actrice et une conceptrice (ce sera ma scénographe).
On me fait confiance.
Poussée par mes collègues sur l’air de « un truc comme ça, ça s’refuse pas », je réfléchis à comment bousculer mon calendrier. Soudain je prends conscience qu’avec les conditions qu’on m’offre, je n’ai pas de recherche de production, pas de dossier à faire ni à remplir, pas de partenaire à chercher, convaincre ou conquérir, rien à organiser, à coordonner. J’ai juste dans un premier temps à écrire, puis je mettrai en scène. Je vais juste faire mon métier, pratiquer mon art. Mes trapèzes se détendent, mon pouls retombe à 60.
Et soudain le temps se déploie.
Des ailes me poussent.
Un rendez-vous dans quatre mois seulement ! De mai à septembre ! Presque aujourd’hui ! Je fonce. Je rêve. Je trouve l’angle. Mon idée provoque l’enthousiasme en
face. L’enthousiasme de l’autre me revient et m’irrigue. Les flux se mettent en mouvement. Les envies, les surprises, les images surgissent. J’écris. Le rendez-vous si proche à venir, la confiance de l’autre, la force du projet, tout devient moteur. Cette temporalité-là dans ce cadre là m’a donné des ailes. Je le savais : habiter le présent est mon seul projet !
Au sortir de la pandémie, avec les équipes artistiques et techniques du G8 culturel, nous avons, je crois, été ensemble à la fois au rendez-vous de l’histoire, de la
mémoire — et au présent de cet automne-là. Cette expérience extra-ordinaire et non reproductible m’a soudain rappelé la plasticité du temps poétique, la puissance opérante d’une confiance réciproque, et pourquoi un jour j’ai rêvé faire ce métier. Elle m’a aussi rappelé que ces temps d’écriture et de mise en scène, sans souci de production, sont des temps bénis, des temps bien trop rares dans ma vie de STF. Elle m’a rappelé que quand me sont épargnés ces temps arides de recherche d’argent, parfois humiliants, toujours anxiogènes, alors tout reprend du sens. Alors une joie fertile, créative m’accompagne. Une joie profonde.
adversité 2 – points aveugles
et angles morts
En 1987, dans La Vie matérielle, Marguerite Duras écrit : « Depuis 1900 on n’a pas joué une pièce de femme à la Comédie-Française, ni chez Vilar au TNP, ni à l’Odéon, ni à Villeurbanne, ni à la Schaubühne, ni au Piccolo Teatro de Strehler, pas un auteur femme ni un metteur en scène femme. Et puis Sarraute et moi nous avons commencé à être jouées chez les Barrault. Alors que George Sand était jouée dans les théâtres de Paris. Ça a duré plus de 70 ans, 80 ans, 90 ans. Aucune pièce de femme à Paris ni peut-être dans toute l’Europe. Je l’ai découvert. On ne me l’avait jamais dit. Pourtant c’était là autour de nous. Et puis un jour j’ai reçu une lettre de Jean-Louis Barrault me demandant si je voulais bien adapter pour le théâtre ma nouvelle intitulée Des journées entières dans les arbres. J’ai accepté. L’adaptation a été refusée par la censure. Il a fallu attendre 1965 pour que la pièce soit jouée. Le succès a été grand. Mais aucun critique n’a signalé que c’était la première pièce de théâtre écrite par une femme qui était jouée en France depuis près d’un siècle. »
Moi aussi, je l’ai découvert. On ne me l’avait jamais dit. Pourtant c’était là, autour de nous. Et on n’en parlait pas.
adversité 3 – théâtre public et politique
théâtre public et pouvoir
les puissants et le théâtre public
théâtre public et corruption
le fait du prince ?
Allez, va pour LE FAIT DU PRINCE, même s’il n’y a plus de Prince.
Des exemples ?
J’aurais,
Tu aurais,
Il/Elle aurait, Nous aurions, plein d’exemples, plein d’anecdotes à ce sujet.
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Temps libre.
***
Temps de méditation et/ou rumination et/ou remémoration.
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L’arbitraire, les jeux de pouvoir, d’influence, les castes, la courtisanerie, les manigances, le partage des richesses version jet-set… L’artiste en moi n’en est pas plus émue que ça, à force. — Je sais que la devise Liberté égalité Fraternité est un horizon à atteindre, pas une réalité, et que nous ne sommes pas égaux et encore moins égales dans notre rapport au pouvoir, aux puissants, à l’entregent (au siècle 21, on appelle ça réseaux). Alors l’artiste hausse régulièrement les épaules, impuissante, et passe à autre chose, histoire de protéger ses organes (la colère est mauvaise pour le foie). Mais la citoyenne enrage. Encore et encore. Et carbure au radis noir (c’est bon pour le foie). Comment peut-on ? Comment peut-on inventer tant de règles contraignantes pour les gogos (je pense à certaines nominations) et les bafouer au nez et à la barbe de toute une profession, de gens qui sont aussi des contribuables. Comment peut-on faire ça avec des postes publics ? De l’argent public ? En France, nous appelons ça « copinage » ou « entre-soi ». Si ces pratiques avaient lieu, par exemple, allez, restons vague, dans un
lointain pays balkanique imaginaire ou un quelconque pays du Machrek, comment les qualifierions-nous ? Dans mon pays, la France, celui où je paye mes impôts,
on appelle ça « le fait du Prince ».
Le mot et la chose… Soupir songeur.
L’expression pare d’une élégance aristocratique des pratiques dont JE SAIS — TU SAIS — NOUS SAVONS TOUS le mal insidieux qu’elles infligent à toute la profession, le doute délétère qu’elles sèment sur la probité des instances de pouvoir, et la morbidité active du double langage — le double langage, ça rend dingue, les individus comme la société.
Étonnant pays que le nôtre… Soupir songeur.
On appelle encore ça « le fait du Prince », mais il n’y a plus de princes ni de princesses. Il y a des élus et des élues, dont beaucoup sont incultes et heureux de l’être.
Et des membres de l’administration culturelle formés à l’administration culturelle, sans nécessairement de formation ni de goût artistiques. Certains princes avaient un peu de culture, un peu de goût, un peu d’audace. François Ier, par exemple.
Pour mémoire : sous François Ier, une utilisation frauduleuse de l’argent de l’état était punie de la peine de mort. Pas plus, pas moins. On n’appelait pas cela l’argent public à l’époque, mais c’était l’équivalent. Je suis contre la peine de mort, je pleure Robert Badinter, mais quand même. Ça me fait du bien de rappeler que L’ARGENT PUBLIC est — a été — pourrait — devrait — être SACRÉ. POUR TOUT LE MONDE.
adversité 4 – spectaculaire versus théâtralité
Ça m’est apparu comme ça, soudain, après avoir vu à peu de temps d’écart le troisième spectacle d’affilée avec : micro + fumée + nudité + rock saturé (de préférence live mais ça marche aussi en bande-son).
Ces trois spectacles avaient en commun un traitement de l’espace indigent ou absent. Rien de ce qui se nomme scénographie, c’est-à-dire une pensée de l’espace, que ce soit une transposition spatiale au service d’une écriture textuelle, ou une dramaturgie spatiale au service d’une écriture scénique. Rien de tout ça. Pas de plans différents. Pas de profondeur. Pas de rythme spatial. Pas d’espace. Le plateau était dans les trois cas une aire de jeu unidimensionnelle. Un à-plat, qui se remplissait d’accessoires, de mots, de phrases, d’événements spectaculaires, visuels et sonores (micro + fumée + nudité + rock saturé) qui déployaient une énergie réelle, mais ne faisaient ni signe ni sens.
Pour la troisième fois en peu de temps, j’assistais à une forme spectaculaire qui provoquait pour la spectatrice que je suis une sensation de saturation, de tous
les espaces, sonores, visuels, remplissage de vide, sans apparition de signes réels, sans contours, sans invisible, sans résonance. Je n’entends plus rien, ne vois plus rien, ne reçois plus rien qu’une accumulation, une saturation — une confusion. Dans tous les sens du terme.
Confusion entre spectaculaire et théâtralité. Un vrai malentendu, me dis-je. Et la peur du vide et du silence, comme un écho mimétique au monde bruyant,
surinformé, saturé qui est le nôtre.
Entendons-nous bien : j’adore les machines à fumée et le rock saturé (j’en viens), je n’ai rien contre la fée électricité, la nudité et les microphones, j’ai moi-même
utilisé chacun de ces éléments dans mes mises en scène et les utiliserai encore s’ils sont nécessaires. Mais cette soudaine récurrence, cette similitude de dispositif pour trois spectacles de nature et de propos complètement différents m’a laissée perplexe : une adaptation de roman, une écriture collective et une tragédie grecque — trois écritures, trois dramaturgies différentes, trois récits dissemblables en tous points qui utilisent soudain une même — je cherche le mot — esthétique ?
Temps.
— Esthétique ? Tu crois ?
— Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment une esthétique. Même si ça en prend toutes les apparences.
— Alors quoi ?
— Une mode tu veux dire ?
— Une tendance ?
— Oui, plutôt ça, une tendance.
— Le spectaculaire.
— Une tendance.
— Une tendance lourde.
— C’est ça. Une tendance lourde.
Spectaculaire versus théâtralité. Adversitas !
Entendons-nous bien, j’ai vu et vois encore des spectacles où le spectaculaire cohabite joyeusement avec la théâtralité, des formes qui utilisent ces mêmes ingrédients avec grâce. Ce qui me chiffonne ici, c’est comment la théâtralité peut disparaître au profit du seul spectaculaire sans que cette disparition soit nommée, encore moins identifiée ou si peu, par la critique, les professionnels, etc.
Puisque plusieurs définitions de la théâtralité cohabitent dans nos dictionnaires, et qu’il est d’ailleurs passionnant de les lire ou relire toutes, je ne résiste pas à la
tentation d’en donner une ici, une définition par l’absurde, trouvée en ligne : « La théâtralité est l’état de ce qui est théâtral, c’est-à-dire ce qui est propre au théâtre.
On parle de théâtralité pour une œuvre qui respecte les règles de l’art théâtral. Exemple : nous n’avons pas la même définition de la théâtralité. »
Ce n’est pas Pierre Dac qui l’a écrite, c’est l’intern@ute !
Vive la vie en ligne !
— Qu’est-ce que c’est pour toi la théâtralité ? m’a demandé un jour un élève d’option théâtre.
Ce jour-là, j’ai répondu spontanément :
— C’est quand coexistent la chose et l’idée de la chose. Faire l’expérience. Poser une chaise sur un plateau vide. La regarder vivre, respirer (le théâtre est animiste). Une chaise sur un plateau vide, c’est à la fois une chaise, l’idée de la chaise, et tous ses potentiels. Toutes les fictions qu’elle porte en elle, l’absence, l’appel, l’attente
d’un corps à venir, etc. Et dans un mouvement réciproque, la chaise fait exister l’espace qui l’accueille, l’espace et tous ses potentiels. Physique et métaphysique. La chose et l’idée de la chose. Une définition parmi d’autres de la théâtralité, une expérience concrète, cognitive, une pratique, dont je ne me lasse pas. Un exercice de regard aussi.
J’ai commencé ma vie d’artiste sur la scène rock nantaise (j’avoue), sur des scènes petites ou grandes, chargées d’électricité, sur des praticables montés pour l’occasion, des podiums, dans des hangars, des discothèques, des bars, des espaces saturés de fumée, de larsen, de lumières spasmophiles et de nuits agitées. J’ai aimé, j’aime encore ces ambiances, ces espaces vibratoires, ces exutoires, je n’ai aucune frustration à leur égard et j’ai fait moult fois l’expérience, sur scène et dans la salle, du pouvoir que confère un micro branché sur 220 volts et relayé par un bon ampli. Bref, je sais ce que le spectaculaire sur une scène doit à la fée électricité et à tous ses effets. — Le plateau, c’est autre chose.
Le plateau n’est pas un espace à remplir. Le plateau est un espace dédié, consacré, qui existe en soi, a sa grammaire, pose ses exigences. Quand je pense à cet espace consacré qui me préexiste et qui me survivra, quand je pense à ses infinis possibles et à l’assemblée potentielle qui lui fait face, quand je pense aux rangées de sièges qui attendent la Cité, et à tout ce qu’il nous reste à faire, à créer, à inventer, de nouvelles représentations, de nouvelles adresses — je retrouve intacte la quête qui m’anime, en dépit de toutes les adversités. C’est l’invisible que la théâtralité convoque. Et j’ai la conviction que c’est la théâtralité, pas le spectaculaire, qui fera tenir debout, vivant, l’art théâtral, contre toutes les adversités.
l’amour des adversités
C’est au sein du théâtre public que j’ai vu et appréhendé ce qui a nourri mon art, ma pensée, mon regard, ma sensibilité. C’est la diversité des formes qui m’a nourrie, et c’est elle que je défendrai bec et ongles, comme projet politique, éthique et artistique. Contre toutes les hégémonies et toutes les tyrannies, celle de l’argent, mais aussi celle des formes, des formats, de la com’, des cases à cocher, des durées, des sujets, etc.
Ma vie d’artiste est un petit combat quotidien, et c’est à l’intérieur du théâtre public que ce combat aussi titanesque que dérisoire a lieu. Adversités multiples, sans cesse renouvelées, à l’intérieur d’un projet nommé théâtre public, que je défends bec et ongles quand il est attaqué de l’extérieur. Mais le théâtre public est finalement rarement attaqué de l’extérieur. Car oui, c’est bien de l’intérieur que surgissent ses adversités, dans leur récurrence et leurs variations. Le théâtre public porte en lui ses propres démons, et comme tout organisme vivant, de quoi se détruire lui-même. Je veux croire aussi qu’il porte en lui sa propre critique, et ses propres forces. Intérieur versus Extérieur. Conflit éternel. Un bel os à ronger. Une autre adversité, à méditer.
Pour citer cet article
Nathalie Fillion, « Mes adversités », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-mes-adversites/