Je suis venue au théâtre public depuis un endroit assez banal pour quelqu’un de ma génération : l’école publique. Quand j’étais jeune, dans les années 1990, l’école et le théâtre publics allaient de pair et cela semblait devoir toujours durer.
J’ai été comme beaucoup bercée par l’expression consacrée de Jean Vilar sur le théâtre qui serait, comme l’eau, le gaz ou l’électricité, un service public nécessaire. Mais après la privatisation du gaz, de l’eau, de l’électricité, le théâtre et l’école menacent aussi d’être sacrifiés sur l’autel de la rentabilité.
J’ai rencontré le théâtre à l’école et d’abord à travers les textes.
Dans la classe de sixième du collège Pablo-Neruda, notre professeuse de français, Mme Pietryka, nous a donné à apprendre une scène de la pièce Le Médecin malgré lui, de Molière. Je suis rentrée dans le HLM que je partageais avec mes frères, mes soeurs et mes parents. Et en deux répliques, je suis devenue Martine.
« Je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines…
Regardez un peu l’habile homme avec son benêt d’Aristote. »[1]
En pétrissant du haut de mes 12 ans le pain rond comme on le fait au Maroc, j’ai commencé à traduire la scène à ma mère — et elle a immédiatement reconnu que Martine était une des nôtres. Martine et Saïda la voisine au mari alcoolique au chômage, même combat ! Passer du texte à l’oralité, du personnage à l’incarnation m’a tout de suite parlé, moi qui ai toujours vécu au contact de la culture orale de mes parents marocains illettrés et de leur communauté. J’ai fait du théâtre à chaque fois que c’était possible et assez vite j’ai eu envie de parler de ce que je voyais autour de moi. Une fois, nous avons vendu des gâteaux que nos mères avaient faits pour aller voir Parsifal, de Richard Wagner, à l’Opéra. C’était l’idée du professeur d’allemand. Mais il fallait vendre beaucoup de gâteaux et nous n’étions finalement que deux à être motivés. Les autres préféraient de loin les sorties au parc d’attractions proposées par la maison de quartier. J’ai à ce moment-là maudit ce quartier qui m’empêchait d’avoir cette expérience esthétique qu’est la première fois à l’opéra. Je ne me rendais pas compte à l’époque que pour beaucoup de gens de cités, franchir la porte d’un théâtre — et à plus forte raison celle d’un opéra, c’était traverser une frontière. Le fait que le théâtre soit un service public n’entrait pas dans l’équation. À la fin du collège, j’ai appris presque par hasard qu’il y avait une section théâtre dans un lycée qui n’était pas celui de mon secteur. Les inscriptions étaient finies mais j’ai convaincu l’équipe de me laisser rencontrer le professeur de théâtre. Il m’a demandé ce que j’aimais au théâtre. Ma sœur étant en fac d’anglais, j’avais découvert grâce à elle Tennessee Williams. Je lui vouais une admiration sans bornes. L’atmosphère moite et sensuelle de ses pièces me permettait de sublimer mon propre éveil à une sexualité interdite. J’allais prier à la mosquée aux côtés d’autres filles et je me sentais comme un loup dans la bergerie. Je garde tout ça pour moi quand le professeur me demande l’air sérieux si j’ai lu Brecht. Je réponds que ça me dit quelque chose — j’avais peur d’être disqualifiée d’office à cause d’une culture défaillante. À la maison, on n’avait pas de livres, on regardait la télévision marocaine et on adorait les sketchs d’Abderraouf, une sorte d’Arlequin marocain contemporain. Face au professeur du lycée, je dis que je vais aller dès que possible à la médiathèque — publique et gratuite elle aussi — chercher les pièces de Brecht. Je suis prise en option théâtre et j’imite la signature de mes parents sur tous les documents.
Le premier spectacle que je vois au théâtre est Le Tartuffe, de Molière, mis en scène par Ariane Mnouchkine. J’ai 15 ans et quand j’arrive au Théâtre du Soleil, je ne sais pas à quoi m’attendre. J’ai relu la pièce et notre professeuse de théâtre nous a dit toute l’importance de ce lieu et de la metteuse en scène qui le dirige. Je trouve le lieu beau et chaleureux mais je ne m’y sens réellement chez moi que quand j’entends la voix de Cheb Hasni, chanteur de raï que mon cousin m’avait fait découvrir lors de mes dernières vacances au Maroc quelques mois plus tôt. Mon cousin Abderrahim est doux et sentimental comme Cheb Hasni, son idole, qui venait à ce moment-là d’être assassiné par un jeune intégriste en Algérie. Voir des femmes voilées de diverses manières, des barbus, des personnes androgynes venant de différents pays, entendre de l’arabe sur scène a éveillé en moi cette idée que le théâtre public ressemblait à mon quartier. Dans le programme du théâtre, il y a cette citation de la préface de Molière à la pièce : « Les choses même les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. » Cela me fait penser à la manière dont mon père condamne l’hypocrisie de certains de ses coreligionnaires.
À la pièce suivante, j’ai commencé à mesurer la distance qui séparait l’environnement dans lequel j’évoluais de celui du théâtre public. C’était Les Larmes amères de Petra von Kant, de Fassbinder, au Théâtre de la Colline, dans une mise en scène de Michel Hermon. J’ai commencé assez vite à me sentir mal à l’aise. Je ne me sentais pas à ma place, ne maîtrisant pas les codes d’un rituel social clairement bourgeois. J’avais peur d’être jugée par ces personnes qui ne me ressemblaient pas. Mon image du théâtre, service public, était loin de ce que j’avais sous les yeux. Ce que je considérais comme un service accessible à toutes et tous était en fait fréquenté surtout par des personnes privilégiées. Il y avait une dichotomie entre les émotions ressenties pendant le spectacle, la composition du public et le milieu dans lequel je vivais. J’ai adoré voir des lesbiennes nues sur scène dans la pièce de Fassbinder. J’avais l’impression d’être dans un espace qui permettait de représenter le désir dans sa complexité — Petra von Kant, styliste célèbre et aristocrate vit une passion dévorante pour Karine, une jeune femme prolétaire qui va devenir « sa » mannequin —, mais j’étais troublée par le fait que dans le public je ne voyais pas d’enfants d’immigrés, pas d’ouvriers, pas d’agents d’entretien, pas de caissières, pas de femmes voilées comme ma mère, bref je cherche en vain des gens qui ressemblent aux personnes dont je partage la vie… La seule fois où j’arrive à obtenir que mon grand frère m’accompagne au théâtre, c’est une pièce d’Olivier Py où Michel Fau est nu sous son tutu. Mon frère me charrie pendant des semaines en me disant « je ne sais pas ce que le gars a cherché à nous dire en faisant ça ». Ça nous fait bien rire et peut-être que c’est déjà ça. Quand je vais au théâtre pour la première fois, ce sont les grèves de 1995 qui sont très dures et qui sont les plus importantes depuis celles de 1968. Il est question à ce moment-là de réformer la Sécurité sociale, de libéraliser EDF-GDF, de s’attaquer aux retraites des fonctionnaires. Les universités, les lycées sont occupés, les fonctionnaires de la Poste, les cheminots et la SNCF sont très mobilisés. Et Alain Juppé, Premier ministre de l’époque, dit : « On va faire les réformes que la gauche n’a pas osé faire pendant quinze ans. » Les gouvernements qui se succèdent depuis qu’Emmanuel Macron est au pouvoir n’ont pas fait autre chose…
Toujours en 1995, mon père ne veut pas payer pour que j’aille au théâtre, nous sommes huit bouches à vivre sur son salaire d’ouvrier. J’en parle à mon professeur de théâtre, qui m’emmène voir l’assistante sociale du lycée. Il me dit : « Si tu ne peux pas payer, c’est normal qu’on paie pour toi. » Est-ce qu’aujourd’hui on trouve encore normal de payer pour ceux qui ne peuvent pas se permettre d’aller au théâtre ? J’ai bénéficié d’un système de solidarité dont l’objectif était de créer du commun et qui clairement disparaît petit à petit. J’entends beaucoup parler de logique de remplissage de salles — avec des places payantes de plus en plus chères. Le théâtre public ne pourra pas survivre si celles et ceux qui le font ne réfléchissent pas à la manière de remplir ces salles. Pour le bac théâtre que j’ai passé en 1998, j’ai préparé un dossier qui s’intitulait « Théâtre, service public ? » J’y questionnais le fait que je vivais dans le quartier le plus peuplé d’Evreux, un quartier de vingt mille habitants, mais qu’il n’y avait pas de spectacles dans le quartier et pas de bus après 20 heures pour aller dans le centre-ville assister aux spectacles largement pensés pour un public de notables, de profs et globalement de gens qui ne nous ressemblaient pas. Dans mon entourage, peu de gens avaient des voitures et beaucoup n’avait aucune idée de ce qu’on pouvait voir dans un théâtre. J’avais mené un entretien avec le directeur de la scène nationale d’évreux de l’époque, Jacques Falguières, qui après avoir écouté attentivement mes critiques concernant l’absence de liens entre le centre-ville et mon quartier, m’a proposé de travailler aux relations publiques. J’ai décliné, je voulais poursuivre des études en lettres et en arts du spectacle pour contribuer à forger d’autres imaginaires. Je ne me le formulais pas clairement à l’époque, mais je voulais faire exister sur scène celles et ceux qui en étaient absents. Je voulais que l’arabe, langue parlée dans l’intimité des HLM de mon quartier et dans beaucoup d’autres lieux en France, existe sur les plateaux de théâtre et crée un sentiment de familiarité pour d’autres gens qui comme moi vivent et pensent dans au moins deux langues. Je voulais aussi dire la complexité de nos histoires. Je dois dire que c’est encore rare aujourd’hui que j’aille au théâtre et que je me reconnaisse, tant dans le public, dans l’équipe permanente du théâtre que dans ce qui se joue sur scène. En m’engageant dans le collectif Décoloniser les arts, j’ai voulu avec d’autres tendre au théâtre public français un miroir dans lequel il puisse se regarder. Au-delà du collectif en lui-même, nous avons créé des espaces où il était possible de dire que nous étions celles que la philosophe Sara Ahmed appelle des « étrangères affectives », c’est-à-dire rendues étrangères parce que nous refusons de passer sous silence les violences sexistes, racistes, validistes ou LGBTphobes. Nous ne voulons plus qu’on nous accepte mais bel et bien qu’on tienne compte de nos sensibilités, issues d’histoires forgées bien souvent au croisement de plusieurs oppressions. Et, qu’on le veuille ou non, le théâtre français est désormais nourri par nos vies façonnées entre plusieurs espaces sociaux et continents. Qu’on le veuille ou non, nous sommes limon au creux des fleuves européens.
Des choses ont indéniablement évolué mais nous sommes encore trop peu de porteuses et porteurs de projets au croisement de plusieurs discriminations à pouvoir faire entendre nos voix et à avoir les moyens de développer nos esthétiques au sein du théâtre public. Les moyens vont encore trop souvent aux mêmes — à celles et ceux qui partagent une culture et des codes communs. Le théâtre public se renforce quand il accepte de ressembler à une France riche de ses minorités. Je pense que pour beaucoup de créateurs et créatrices racisés, et/ou faisant partie de minorités, la question de l’autocensure est très présente. Ou simplement la difficulté à trouver une forme pour raconter ce qui correspond à nos vécus minoritaires. Par exemple, comment donner à voir et à entendre des personnages de culture musulmane qui vivent leur queerness dans des milieux précaires — sans qu’on projette forcément quelque chose de glamour ou de sulfureux sur nos vécus ? Dans Le Tartuffe de Mnouchkine, les costumes renvoient autant à l’Iran de Khomeyni qu’aux bonnes sœurs des couvents français. L’intégrisme était attaqué en 1995 avec la langue de Molière à laquelle je me suis abreuvée, mais en tant que dramaturge je défends les écritures contemporaines et leur capacité à prendre le pouls de nos réalités pour les transfigurer. Comment mettre en scène une jeune fille qui, suite à la mort de ses frères, l’un assassiné par la police, l’autre dans un attentat-suicide, décide de se voiler alors que l’éducation nationale interdit le port du voile ? C’est l’intrigue d’Akila, le tissu d’Antigone[2], de Marine Bachelot Nguyen. À la fin de la pièce, Akila, la jeune fille en question, décide de se dévoiler et de partir en Algérie sur les traces de ses ancêtres. Quand j’ai lu cette pièce, j’ai trouvé la transposition du mythe d’Antigone dans notre France contemporaine très réussie. Mais j’ai tout de suite pensé que je n’aurais jamais osé, étant de culture musulmane et identifiée comme Maghrébine, écrire un tel texte. Et Marine Bachelot Nguyen a été elle-même confrontée à des annulations dues au sujet de la pièce et à la manière dont l’éducation nationale est aujourd’hui en alerte sur les questions de laïcité. Quand j’ai écrit Madame Flyna[3], une pièce jeunesse inspirée de la vie de Touria Chaoui, qui est devenue la première aviatrice marocaine dans un contexte colonial, j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à la manière de transmettre cette histoire dans le contexte français. La mère de Touria Chaoui est une femme au foyer, voilée, qui a d’abord peur pour sa fille mais qui prie pour que « son étoile brille toujours haut dans le ciel ». Dans le spectacle, nous avons fait le choix de mettre en scène la prière en arabe et de ne pas la traduire. C’est une manière de raconter aussi le contexte colonial dans lequel beaucoup de locuteurs francophones ne comprennent pas ce que les habitants du pays colonisé disent. Et il se trouve que l’arabe, bien que parlé par une partie de la population française, est très peu enseigné dans le système scolaire public français. J’ai mis beaucoup de temps avant d’assumer ce choix — et parfois des spectateurs et spectatrices nous reprochent le fait de ne pas comprendre. Je suis actuellement en résidence d’écriture à Évreux[4], la ville où je suis née et où j’ai grandi, pour écrire À droite le couteau, une pièce de théâtre qui raconte le parcours de deux sœurs dans un quartier — qui ressemble à celui dans lequel j’ai découvert le théâtre — de la chute du mur de Berlin en 1989 à celle des deux tours en 2001. L’une des deux sœurs reste dans le quartier jusqu’à sa mort à l’âge de 27 ans, et l’autre voyage grâce aux études hors des frontières du quartier. Chacune a une figure tutélaire qui lui apparaît quand elle est confrontée à une difficulté. Pour celle qui reste dans le quartier, c’est Rabia Al Adawiya, une mystique soufie du VIIIe siècle qui a vécu en Irak et est le personnage principal d’une comédie musicale égyptienne culte. Et pour celle qui part, c’est Etel Adnan, poétesse et peintre née à Beyrouth d’un père syrien musulman et d’une mère grecque orthodoxe. Elle nous a quittés en 2021. L’une a voué sa vie à Dieu, l’autre à la beauté de la nature et des langues. Ces deux sœurs sont réunies par leur expérience dans le secteur du nettoyage : l’une restera agent d’entretien dans l’industrie toute sa vie, l’autre fera le ménage dans une clinique pour payer ses études. étant donné le contexte politique délétère que subissent les personnes musulmanes ou perçues comme telles, il n’est pas aisé de déployer des histoires ancrées dans une culture musulmane sans devoir montrer « patte blanche ». Pourtant, nous avons besoin de récits complexes, joyeux, combatifs qui permettent à toute une partie de nos concitoyennes et concitoyens de se sentir considérés. Et c’est ce qui m’a amenée au théâtre : la possibilité de concilier plusieurs facettes de mon identité dans un lieu où on fabrique de la beauté et de l’ouverture sur le monde. Heiner Müller, qui a été un compagnon de route important pendant mes années d’études, a écrit en 2005 que ce qui manquait, c’était « des espaces d’imagination, des lieux de liberté pour l’imagination — contre cet impérialisme d’invasion et d’assassinat de l’imagination par les clichés et les standards préfabriqués des médias » (Heiner Müller, in Der Fall Althusser). Nous sommes dans un moment critique où l’extrême droite et ses discours envahissent tous les espaces. Le collège Pablo-Neruda où j’ai joué Martine il y a trente ans a été détruit. Il n’existe plus, comme les dix-sept mille écoles qui ont fermé sur tout le territoire. Et au moment où j’écris, nous assistons à une baisse historique du budget du ministère de la Culture. Tout est lié. Malgré ces constats inquiétants, je veux croire que nous saurons résister et je finirai avec les mots de Sara Ahmed :
« La solidarité ne présuppose pas que nos luttes sont les mêmes luttes, ou que nos douleurs sont les mêmes douleurs, ou que nos espoirs sont les mêmes espoirs. La solidarité implique l’engagement et le travail, elle demande de reconnaître que même si nous n’avons pas les mêmes sentiments, ou les mêmes vies, ou les mêmes corps, nous vivons sur un sol commun. »[5]
Notes
[1] Molière, Le Médecin malgré lui, acte I, scène 1.
[2] Marine Bachelot Nguyen, Akila, le tissu d’Antigone, Manage, Lansman éditeur, 2020.
[3] Karima El Kharraze, Madame Flyna, Curnier, éd. des Lisières, 2022.
[4] Résidence soutenue par le CNL, en partenariat avec le Tangram-Scène nationale d’Évreux.
[5] The Cultural Politics of Emotion, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2004, p. 189.
Pour citer cet article
Karima El Kharraze, « Nous sommes limon au creux des fleuves européens », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-nous-sommes-limon-au-creux-des-fleuves-europeens/