Chaque pièce est une blessure. Peut-être autant au sens où elle naît de ce qui blesse que de ce qu’elle doit blesser, détruire, défaire : de la pièce précédente, du monde tel qu’il va, de la mise en conformité de l’une et de l’autre, de l’absorption de l’une par l’autre… Et c’est pourtant cette adversité, tenant le théâtre contre lui-même, vigilant aux mouvements du temps mais rétif à ses attentes, qu’on semble lui demander aujourd’hui majoritairement de supprimer.
Puisque l’époque est pleine de griffes, puisque la maison brûle, puisque les gens sont hérissés, harassés de douleurs et de fatigues, soumis à la précarité et aux humiliations, pressés par les flux technologiques et les images de catastrophe, pourquoi le théâtre (a fortiori public) n’assurerait-il pas une fonction de réparation ? En produisant des récits qui permettent la compréhension des mécanismes et leur mise en crise. En formant des critiques sociales où se situer, des fables où se reconnaître, des divertissements où s’instruire. En satisfaisant aux injonctions politiques les plus vertueuses : responsabilité, participation à la construction citoyenne, à l’éducation, à la réduction des inégalités culturelles, à la lutte contre les discriminations, à la transition écologique. En répondant aux désirs de justice, de compréhension, de consolation qui bardent nos pauvres âmes contemporaines.
Pourquoi ne pourrait-on pas, dans une coïncidence apaisée, retrouver quelque sens au cœur de cette pratique collective ? Pourquoi ne pourrait-on pas cheminer dans un paysage résilient, au cœur duquel le théâtre public s’occuperait pleinement de son efficacité sociale pour faire oublier son absence de rentabilité économique pendant que le théâtre privé continuerait à s’occuper pleinement de sa rentabilité économique en empruntant les formes d’un nouvel efficace social, carburant de l’époque. Dans les deux cas, efficacité, rentabilité, nous nous tiendrions au-dessus de tout soupçon. Et d’ailleurs, à un moment historique de destruction méthodique des services publics, ce serait bien le moins que nous puissions faire pour limiter les dégâts, fût-ce en oubliant notre divergence fondamentale d’intérêt et d’objet…
il y a pourtant divergence(s).
Premièrement, il y a divergence si l’on affirme que le théâtre n’est pas seulement le lieu d’une représentation, fût-elle critique, mais l’espace d’une conflictualité et d’une invention. Qu’il y a une différence entre des œuvres qui exposent des Causes sans toucher aux agencements dominants dont elles sont le fruit, et des œuvres qui démontent les causes des Causes, défont les agencements dominants, inventent des agencements nouveaux qui ouvrent à d’autres manières de voir, de comprendre, d’entendre. Que la liquidation de la conflictualité sociale par la représentation (artistique, politique) est un des enjeux majeurs du capitalisme néolibéral, et que l’art du théâtre est exposé, comme d’autres, à participer à la purge régulière nécessaire à sa perpétuation. Et que, par conséquent, les questions formelles sont au moins aussi déterminantes que les « sujets » dans les batailles que peut mener l’art.
Deuxièmement, il y a divergence si l’on affirme que le théâtre public est irréductible à son efficace et à sa rentabilité, et que ce qui le constitue, au-delà d’une fonctionnalité ou d’une utilité, c’est un reste ou un excès. Reste ou excès qui lui viennent à la fois du caractère nécessairement somptuaire de sa dépense sociale et de sa contradiction propre, en tant qu’art recouvrant une pratique sociale… Ce reste ou cet excès, qui se constituent précisément dans un écart, une résistance à leur saisie par les termes du politique, du social ou du marché, on peut essayer de les nommer : poétiques, pulsionnels, imaginaires… On peut tourner autour, les sentir furtivement dans une œuvre qui bouleverse, précisément parce qu’elle excède une attente, ou parce qu’elle fabrique un reste, un trou, une béance, qu’elle ne remplit pas immédiatement une nécessité de compréhension, de reconnaissance ou de consolation mais agence nouvellement des choses sues, parce qu’elle étonne, qu’elle divise, qu’elle se donne dans une forme non immédiatement saisissable, qu’elle ouvre une brèche dans ce qu’on tenait pour certain, dans un rapport de soi à soi, de soi à l’autre ou à ce qu’on tenait pour la réalité — y compris la réalité de l’art lui-même.
Ces points de divergence, on peut repérer leur effacement ou leur disparition dans les œuvres que l’époque voit naître et diffuse de manière dominante comme dans les pratiques de l’art et la manière dont elles sont organisées, financées, normées. Et cette suppression se fait toujours positivement, au nom des vertus dont l’art doit se targuer sous peine de disparaître, d’être déclaré inutile ou inconvenant : une efficacité sur le public en matière de divertissement, une utilité sociale des contenus, un respect de la contrainte temporelle ou budgétaire, qui finissent par fixer le rapport qualité/prix de l’œuvre et par lui donner sa mesure esthétique et politique.
Peut-être que ce besoin de représentation, d’identification, de rationalisation, de justification, est aussi une manière d’échapper à l’angoisse terrible qui se forme dès qu’on considère le théâtre dans son adversité propre : son écart avec le monde, son incapacité à coïncider avec son temps, son coût, sa lenteur et sa contingence infinie, son inactualité patente, son archaïsme, sa réticence à résoudre…
C’est pourtant à partir de cette adversité-là qu’on devrait penser la notion même de théâtre public. D’abord parce que ça ne nous empêche aucunement de penser toutes les autres adversités que le monde nous oppose, ensuite parce que ça nous aide à penser contre nous-mêmes, au cœur de notre propre pratique, ce qui relève d’un irréductible, d’un non-mesurable, d’un in-quantifiable, d’un non-absorbable dans les catégories du profit (qu’il soit social, éducatif, financier, temporel) : une perte.
Je crois que c’est ce qu’on doit attendre du théâtre public : qu’il renonce au gain immédiat, qu’il accepte la perte. Qu’il lutte avec le goût de son époque pour les solutions, qu’il se fasse (et lui fasse) des problèmes nouveaux. Qu’il soit le lieu d’une connaissance sensible d’un type singulier, d’une connaissance désintéressée. Qu’il forme encore, archaïquement et de manière radicalement nouvelle, ces espaces d’où l’on voit, ensemble et séparés, des formes de lutte de l’humanité avec elle-même, avec ses contradictions, ses vices et ses vertus, ses désirs de justice et ses désirs de violence, où la part obscure, la part négative ne soient pas aplaties sous des oripeaux de démocratie sociale, vendues au plus offrant sur le marché de la résilience. Qu’il fabrique du temps et des espaces pour expérimenter, décevoir les attentes, rater, recommencer, se contredire, bifurquer. Qu’il travaille d’arrache-pied à former les conditions de possibilité de cette affirmation première et fondamentale que tout n’est pas marchandisable, que tout ce qui n’est pas immédiatement utile ne doit pas être immédiatement éradiqué. Qu’il vise la destruction de l’ordre imaginaire du réalisme capitaliste. Qu’il soit le lieu d’une puissance imaginaire et d’une autonomie poétique. Qu’il empoigne le monde mais « pour le faire fuir, au lieu de le fuir lui-même ou de le caresser », comme dit Deleuze à propos de Kafka. Qu’il attende tout du théâtre et lui demande trop, en tout cas pas seulement de nous permettre de tenir bon dans l’ordre existant. Qu’il n’appelle pas au calme, mais cherche à faire de profondes blessures à la certitude qu’il ne peut qu’en être ainsi.
Pour citer cet article
Nathalie Garraud, « Perte et profits », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-perte-et-profits/