numéro 252

N°252

Théâtre public : adversités

Par Olivier Neveux

La revue Théâtre/Public a 50 ans : Introduction au dossier sur le théâtre public et les adversités qu’il rencontre et celles qu’il suscite.

« C’est ce théâtre-là que j’ai combattu, il y a plus de trente ans. J’avais pu croire la partie gagnée. Mais non, ce vieux fantôme est toujours vorace. Il en avalé plus d’un. Il se nourrit de toutes nos faiblesses, de nos fatigues et de nos abandons. Certes, il a su se métamorphoser. Il a suivi les conseils de Rika Zaraï. Il fait plus que jamais illusion. Il est tout doré, plaqué à neuf. La nuit des Molières, ce n’est pas notre fête : c’est sa fête à lui. La fête où, public ou privé, il célèbre nos défaites. […] Jamais je n’en ai été aussi certain que l’autre soir : il y a toujours deux théâtres. Celui des Molières et l’autre. Celui de l’acquiescement, du consentement, et celui de la différence : un théâtre violent, inquiétant, déchiré et drôle, qui n’a rien à faire avec cette fête de famille oscillant entre la nursery et l’hospice de vieillards. J’ai choisi mon camp. »[1]

La revue Théâtre/Public a 50 ans. Nous avons vite constaté, lorsque nous nous en sommes aperçus, que nous n’avions aucun désir de célébration, d’auto-commémoration ni de numéro anniversaire — quand bien même la longévité de la revue, son histoire, la force de ses numéros mériteraient que des chercheuses et des chercheurs s’y penchent. L’envie est bien plutôt apparue de se saisir de cette occasion pour réfléchir au… théâtre public.
La barre qui sépare les deux termes dans le titre de la revue, théâtre et public, pourrait témoigner de cela : leur association ne va pas de soi. Elle est heurtée, problématique, dialectique.
Nous faisions alors la triple hypothèse, banale, que le théâtre public : 1. ne va pas bien, 2. est attaqué, 3. est pourtant à défendre. Ces trois hypothèses s’avèrent bien fades si elles ne sont pas complétées. Il faut en effet s’entendre sur le constat du malaise, les auteurs et les motifs des agressions et la qualité de sa  caractérisation (qu’est-ce qu’il y a donc, en définitive, à défendre ?). Très vite, alors, des adversités se font jour.
Elles s’avèrent autrement plus complexes que le seul « théâtre privé » auquel il est courant de l’opposer, comme si là se trouvait son « autre » repoussant et que tout était résolu par le partage de cette frontière, par ailleurs régulièrement enfreinte. Pour cela le dossier est composé en deux temps.
Un premier temps d’interventions d’artistes à qui plusieurs questions ont été posées. Qu’est-ce que, pour vous, le théâtre public n’est pas ? Ce « n’est pas » peut s’entendre aussi bien de façon externe (ce qu’il ne peut être sous peine de n’être plus le « théâtre public ») qu’interne (ce qu’il ne sait pas être et qu’il faudrait qu’il devienne, ce qu’il n’est pas encore, ce qu’il n’est plus, ce qui l’empêche). Dit autrement : de quelles adversités le théâtre public est-il l’objet ? Quelles formes prennent-elles ? Mais aussi : à quelles adversités le théâtre public devrait-il se livrer ? Dit (encore) autrement : en quoi votre travail relève-t-il ou a-t-il relevé du théâtre public ?

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Ces questions, nous les avons adressées à de nombreux artistes. Nous avons eu, alors, nombre d’engagements, d’accords de principe, de réponses positives avant qu’au gré du temps, parfois in extremis, les mails n’arrivent pour dire que « finalement non », « pas le temps », « difficulté ou impossibilité d’écrire », etc. Il ne s’agit pas, évidemment, de reprocher à quiconque sa défection — a fortiori car, il faut le rappeler, toutes celles et ceux qui écrivent ici sont bénévoles, ce qui est entendable pour des universitaires en poste ne l’est évidemment pas pour les personnes précaires de l’enseignement supérieur ni pour le monde artistique. Mais la somme réellement impressionnante d’abandons interroge : est-ce dû aux durcissements des conditions de vie, aux calendriers contraints et débordants de tâches ? Ou est-ce le symptôme aussi que poser la question de l’adversité laisse « coi » ? Que soient d’autant plus remerciées, alors, les personnes qui se sont prêtées à l’exercice.

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Le second temps du dossier propose quelques textes, là aussi d’interventions de chercheurs et de chercheuses. Ils ont pour grande limite d’être très « franco-centrés », à l’exception d’une étude portant sur le théâtre allemand — il aurait été invraisemblable que pour ces 50 ans, en regard de son histoire, la revue se désintéresse d’un théâtre et d’une aire géographique qu’elle n’a cessé de suivre et d’interroger depuis sa création.
De fait, le dossier n’est en rien exhaustif. Il est plein de trous et de parts manquantes. Il est aussi, on le verra, contradictoire, comme l’est la situation. C’est que la revue n’était pas là pour choisir, pour défendre une perspective plutôt qu’une autre mais pour accueillir un ensemble de positions qui partagent toutes cependant, sous des acceptions différentes, le même souci du théâtre public — il faut le dire, chaque autrice et auteur va découvrir les textes des collègues à la parution du numéro ; là encore, la situation est responsable : il aurait été nécessaire de se voir, d’échanger, de travailler collectivement. Les conditions de travail sont désormais telles que cela n’a même pas été envisagé.

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Adversités : il peut sembler curieux de fêter Théâtre/Public avec d’aussi négatives intentions. Nous nous méfions des lénifiantes déclarations de principe, l’adversité est une vitalité et il nous semble que le théâtre public ne pourra s’en sortir qu’à la condition d’être offensif : sur l’art, la création et ses processus, ses adresses et ses aventures. Cela suppose probablement aussi de cliver ce qu’il en est venu à identifier, lézarder son homogénéité.
Tel était le projet : que la revue vienne documenter les nervures et les inquiétudes, les rêveries et les radicalités de notre présent. Fasse voir l’étendue des différends et des approches.
Qu’elle soit utile pour envisager comment et avec qui agir. Qu’elle soit aussi suffisamment riche pour instruire dans cinquante ans artistes et universitaires que la question théâtrale intéresserait encore (!) : voilà où, parmi d’autres, nous en étions, en 2024, des questions et des enjeux, des partis pris et des confusions, des assises et des paris[2].
Dernier point : ce numéro a été initié avant que ne soient décidées les coupes budgétaires, avant même les alertes du secteur sur la catastrophique situation sociale de la création et la menace réelle qui pèse sur son devenir. Ces dernières modifient probablement les urgences tactiques. Elles appellent aussi à la reprise, aux prolongements et à la contradiction de ce dossier.

Notes

[1] Bernard Dort, Le Spectateur en dialogue, Paris, P.O.L, 1995, p. 87-88.

[2] À la façon dont il est possible aujourd’hui de découvrir les réponses faites en leur temps dans Théâtre/Public à la question du « service public » dans les numéros 133 (janvier-février 1997) et 134 (mars-avril 1997).


Pour citer cet article

Olivier Neveux, « Théâtre public : adversités », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-theatre-public-adversites/

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